Entretien avec
Maurice Delaistier
Maurice Delaistier, vous êtes en grande partie un autodidacte sur le plan de la composition musicale et vous vous êtes formé à travers des rencontres. Quelles ont été les plus importantes ?
MD : Au début des années 70 j’ai croisé sur mon chemin deux compositeurs qui m’ont profondément marqué, au point que je peux presque parler à propos de ces rencontres, d’un avant et d’un après. Ces deux compositeurs sont Alain Kremski et Jean-Claude Wolff. Ils ont en commun d’avoir tous deux un grand talent et de m’avoir, l’un comme l’autre, fait un cadeau qui n’a pas de prix.
Alain Kremski est le premier à m’avoir dit, au vu de mes timides premiers essais d’écriture : « Il est évident pour moi que tu vas devenir compositeur ». Entendre ces mots quand on a dix-sept ans, que l’on rêve d’écrire de la musique sans trop oser se l’avouer tant on est pétri de doutes, et les entendre prononcés par une des personnes qu’on admire le plus au monde a été un bouleversement qui a changé ma vie. La confiance qu’Alain Kremski m’a témoignée a été contagieuse. Elle m’en a donné. Cela a constitué pour moi un événement fondateur et déclencheur, comme un son dont je n’ai jamais fini de percevoir la résonance.
Mais ce cadeau merveilleux de confiance que m’avait fait Alain, si décisif qu’il ait été, était incomplet. Car certes Kremski avait une vision de la musique habitée par un souffle qui pouvait être très inspirant, une vision et un souffle qui se communiquaient d’ailleurs à son jeu d’instrumentiste : l’entendre déchiffrer au piano le Ricercare à 6 voix de l’Offrande musicale de Bach ou le mouvement lent de la Musique pour cordes, célesta et percussion de Bartók était une expérience mémorable. Car ce n’était pas juste un lecteur exceptionnel, c’était un visionnaire. Et je n’oublie pas non plus ces moments où, déchiffrant au piano un de mes devoirs d’écriture, il s’emparait d’un motif que j’avais trouvé pour l’agrandir à l’échelle du morceau et en tirer un développement qui structurait l’ensemble. De tels moments ont constitué indéniablement des leçons de composition in vivo qui m’ont beaucoup apporté, tout comme les œuvres de lui que j’ai entendues à l’époque et sur lesquelles je reviendrai ultérieurement.
Mais mettre des mots sur ce que pouvait bien être le travail quotidien d’un compositeur était une autre affaire. Là, les réponses d’Alain à mes questions se limitaient à des métaphores emplies d’un mysticisme certes touchant mais qui me laissaient un peu sur ma faim. Peut-être répugnait-il à éclairer trop les choses et préférait-il nimber sa création de mystère ? Je ne sais pas. Mais moi je voulais entrer dans le vif du sujet de la création musicale et à ce titre, ce dont j’avais besoin, c’était des conseils d’un artisan.
Jean-Claude Wolff, en plus d’être un grand artiste, a été cet artisan, lui qui taille dans les formes à coup de crayon et de gomme, rabotant ici un motif, pétrissant là une sonorité comme s’il transportait toujours avec lui une valise remplie d’outils pour composer. J’ignorais qu’une telle valise pouvait exister. Kremski n’en avait pas, il semblait voyager sans bagage… En apercevoir une sous mes yeux dans les mains de quelqu’un qui l’ouvrait à sa guise pour en sortir ce dont il avait besoin a été pour moi un grand enseignement.
Voir comment Jean-Claude fonctionnait m’a aidé à comprendre que l’inspiration n’était pas seulement un miracle ne laissant d’autre choix que l’attente passive de sa venue. A son contact, j’ai réalisé peu à peu qu’on pouvait aussi jouer avec les sons, qu’on pouvait essayer, expérimenter, se tromper, recommencer, qu’on avait le droit de le faire. C’est comme si Jean-Claude m’avait fait entrer dans les coulisses de sa création, en acceptant d’y être vu en train de tâtonner. Cela a contribué à me faire descendre des belles nuées où j’étais coincé et, à ce titre, a donc été éminemment libérateur.
Votre vision de la composition musicale s’en est-elle trouvée modifiée ?
MD : Disons, pour prolonger les propos tenus plus tôt sur l’inspiration, que je me suis rendu compte qu’elle existait bel et bien mais pas comme je l’imaginais. En d’autres termes, qu’il n’était pas forcément nécessaire d’être en transe pour composer. Je crois que c’est un fantasme partagé par beaucoup. Ma rencontre avec Kremski ne l’a d’ailleurs pas créé mais elle l’a peut-être accentué. J’étais sous l’emprise de cette croyance depuis mon enfance, influencé sans trop le savoir par une conception hyper-romantique du compositeur frappé par la foudre, et écrivant sous l’effet d’une sorte de dictée céleste. C’est quelque chose dont il n’est pas facile de se débarrasser…
Par quoi avez-vous remplacé ce fantasme ?
MD : Par quelque chose de moins spectaculaire, de moins « technicolor » mais qui a le mérite d’être une vraie expérience que j’ai vécue, que je vis toujours et qui m’appartient en propre au lieu d’être un cliché que je subis.
Cette expérience, c’est celle-ci : c’est comme si un accord, un motif ou une forme vous mettait soudain l’eau à la bouche, avec le pressentiment qu’il y a là un chemin par lequel vous allez pouvoir passer. Un chemin dont vous ignorez tout, sauf que vous mourez d’envie de l’emprunter. Et là vous vous mettez en route, comme quelqu’un qui aurait aperçu au loin une silhouette sur laquelle il ne peut pas mettre de nom mais qu’il serait impossible de ne pas suivre jusqu’au bout du monde. Comme le dit ce merveilleux écrivain et poète qu’est Jean-Claude Pirotte : « On écrit pour trouver une lumière dont on ne sait rien, sinon qu’elle règne quelque part ». Et cette lumière on la cherche dans le noir, sans autres armes que ces bribes d’accords, de motifs ou de formes dont je parlais plus haut, et avec « les doigts clairvoyants de l’aveugle qui reconnaissent à tâtons l’image intérieure du poème », ainsi que l’écrit Mandelstam. Peu à peu le matériau premier s’enrichit, se construit, se ramifie et tout cela finit par générer ce qu’on pourrait appeler une poétique sonore.
Et peut-être la chose la plus importante que j’ai apprise durant toutes ces années est-elle le fait que composer n’est pas seulement entendre des sons et les écrire, c’est aussi se sentir environné et empli par cette poétique, cette présence nourricière qui vous accompagne jour après jour et vous maintient en état de désir. Je crois d’ailleurs que l’inspiration c’est cela : le désir. Sans dictée céleste, sans tonnerre ni éclairs. Plutôt comme une faim, une eau à la bouche comme je le disais tout à l’heure. C’est elle qui me rive à ma table ou à mon piano pendant des semaines, des mois voire des années, elle qui me met en mouvement à la poursuite de ce rien dont Debussy disait que Mélisande était faite.
Vers quels compositeurs vous mènent vos goûts, que ce soit dans le passé ou dans le paysage musical d’aujourd’hui ? Et, par extension, dans quel courant esthétique vous situez-vous ?
MD : En ce qui concerne les compositeurs, qu’ils appartiennent au passé ou au présent, je ferais une distinction entre ceux que j’aime – il y en a beaucoup – et ceux moins nombreux que je ressens comme proches : en d’autres termes, ceux qui forment une constellation que j’ai envie d’appeler ma famille. Avec tout d’abord, dans la chronologie de ma vie, Schumann. Je revois encore la salle de classe du lycée où le professeur de musique avait réuni quelques élèves après les cours pour leur faire écouter le Quintette avec piano opus 144. Comment dire… cette mélancolie nocturne traversée d’apparitions, ce chant du soir me parlaient une langue que je reconnaissais au plus intime.
Tout comme l’ont fait un peu plus tard Bartók puis Webern, et de nos jours Kurtág. La tension maximale de la musique de Bartók, comme celle d’un fauve aux aguets, alliée à un lyrisme et à une humanité d’une grande noblesse, la nouveauté absolue du paysage mental créé par Webern avec cette raréfaction du matériau poussée à l’extrême, l’expressivité poignante des œuvres de Kurtág que je considère comme le grand dépositaire de l’esprit de la deuxième Ecole de Vienne, tout cela a produit sur moi un effet allant au-delà du simple choc esthétique. C’était comme un rendez-vous avec moi-même.
Mais bien entendu, Bach, Mozart, Beethoven, Schubert m’ont eux aussi été essentiels, tout comme Monteverdi pour la lumière dorée qui semble émaner de sa musique et Debussy pour « [sa] cathédrale qui descend et [son] lac qui monte », pour reprendre le merveilleux vers de Rimbaud.
En ce qui concerne plus spécifiquement la musique d’aujourd’hui, j’ai beaucoup parlé de mes deux « maîtres », Kremski et Wolff, mais je n’ai rien dit encore de leurs œuvres.
Kremski écrivait une musique qui se situait au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Et à cet égard des œuvres comme Musique pour une cérémonie et Hommage à Kandinsky réalisent un équilibre magnifique entre les deux, avec une inclinaison vers la consonance qui échappe à tout néo-classicisme, et d’ailleurs, à tout « néo » quel qu’il soit. Composées à la fin des années 60, ces pièces profondément personnelles sont pour moi des œuvres pionnières qui préfigurent certaines tendances musicales apparues par la suite.
La musique de Jean-Claude Wolff, elle, prenait sa source dans le Romantisme allemand en passant par Wagner et en venant rejoindre la deuxième Ecole de Vienne. C’était une musique révoltée, hérissée de toutes parts, une sorte de cri très intense lancé à la face du monde. Même si elle a aujourd’hui évolué, transformant -sans rien perdre de son intensité- son « furioso » initial en un « amoroso », la musique de Jean-Claude Wolff était, dans les années 70, aux antipodes de celle d’Alain Kremski. Impossible d’imaginer deux galaxies plus étrangères l’une à l’autre.
Eh bien le paradoxe, c’est que je me suis personnellement reconnu dans les deux. J’ai eu besoin des deux. Comme si je me situais à une sorte de croisement esthétique entre deux héritages : l’un qui serait marqué par l’univers de la consonance et l’autre par une deuxième Ecole de Vienne se ramifiant dans Kurtág. Et cela a continué ainsi pendant toute ma vie de compositeur. Parfois je penche vers l’un de ces héritages, d’autres fois plutôt vers l’autre en fonction des exigences expressives des œuvres que j’écris. C’est comme si je parlais deux langues. Et à cet égard je me sens une affinité avec l’écrivain Pierre Michon et le peintre Gérard Garouste qui, eux aussi, ont déclaré fonctionner artistiquement avec deux idiomes qu’ils appellent « le classique et le barbare » pour Michon, « le classique et l’indien » pour Garouste.
Pierre Michon a écrit quelque chose de très beau à ce sujet : « La langue des anges, pour pouvoir être proférée sans mièvrerie, a besoin de passer par le gosier des bêtes, d’être parlée par le dernier des hommes ». Je me sens proche de cela.
Ma « langue des anges » à moi, c’est-à-dire l’univers de la consonance avec toute la suavité que celle-ci peut donner, et ma « langue barbare », autrement dit une sorte d’univers du « cri » hérité de l’expressionisme viennois me sont toutes deux nécessaires. Certes, depuis une vingtaine d’années la balance a plutôt l’air de pencher vers la consonance, mais sans jamais faire disparaître complètement le « cri ». Celui-ci peut sembler s’effacer, il est quand même là, dans l’ombre. Et depuis cette ombre il agit en secret. Ne serait-ce que pour empêcher la consonance de trop s’installer. Même si cette dernière fait parfois figure de reine dans ma musique, le « cri » fait d’elle une reine en exil, une mémoire de la consonance plutôt qu’une consonance en chair et en notes : une présence en suspens dans l’air plutôt qu’une statue.
J’ajoute que le fait d’utiliser des moyens hérités de la modalité et de la tonalité ne constitue pas pour moi un « retour à ». Je vois plutôt la consonance comme une lumière qui est devant moi et que je m’efforce de faire apparaître dans toute sa fraîcheur, dans toute son innocence.
Et pour approfondir ce qui concerne mes goûts musicaux en matière de musique d’aujourd’hui, je dirais que le bilinguisme – et même le multilinguisme – sont là aussi encore à l’œuvre. En effet je continue à aimer sans vergogne des musiques qui sont aux antipodes les unes des autres, tout comme dans les premiers temps wolffo-kremskiens : c’est ainsi que je vénère Kurtág mais que j’adore Olivier Greif, que j’aime certaines œuvres de Boulez mais que je peux aussi être extrêmement touché par la musique d’Arvo Pärt et que le fait d’être sensible à Mantra de Jean-Claude Wolff ne m’empêche pas d’être sous le charme des Tristia de Philippe Hersant.
Tout cela dessine-t-il une appartenance esthétique ou vous situe-t-il dans un courant ?
MD : Difficile pour moi de le dire… Et d’ailleurs, est-ce si important que cela ? Kurtág et Greif n’utilisent pas du tout le même langage mais leurs musiques respectives charrient toutes deux une telle exacerbation de l’expression, une telle fièvre qu’elles en finissent presque par avoir une sorte de proximité. Une proximité non langagière, mais affective. Et au fond, au-delà des questions de langage, n’est-ce pas cela le plus important ? Doit-on vraiment réduire un artiste aux moyens qu’il utilise ? Ce qui compte de plus en plus pour moi, c’est de parvenir à la dimension poignante de la musique. Je ne sais si j’y arrive mais c’est vers cela que je tends, que ce soit avec des accords parfaits, des clusters ou tout autre moyen par lequel j’éprouverais le besoin de passer pour rejoindre cette dimension.
En fait, je dirais que la question du langage -sa dimension grammaticale- m’importe assez peu. Ce qui me tient à cœur, c’est l’oxygène qu’il y a autour : il existe un tableau de Francis Bacon où l’on voit un homme vêtu d’un manteau, avec un chapeau sur la tête, qui semble sortir d’une fenêtre basse pour s’engager dans une rue. Tous ces éléments je les reconnais, mais il y a autour d’eux une poétique inventée par Bacon qui les rend radicalement autres.
C’est l’équivalent musical de cela que je cherche dans mon travail de compositeur et en particulier dans mon rapport à la consonance : pour que à la fois elle garde ce lien avec le passé dont elle porte la trace, dont elle est la messagère, et qu’en même temps, elle baigne dans un oxygène qui la fasse apparaître dans la lumière d’une première fois.
En vous écoutant, on a l’impression que vous parlez de la création musicale surtout en des termes poétiques et littéraires…
MD : C’est tout à fait vrai. J’aborde assez rarement les questions de technique compositionnelle proprement dite. Sans doute est-ce dû au fait que ma technique, je l’ai acquise sur le tas, en composant, en étant joué, en écoutant, en lisant des partitions, et au fait que je ne l’ai jamais théorisée ou conceptualisée. Je me lance dans l’écriture d’une œuvre sans plan préalable, en laissant venir, l’architecture de l’œuvre ne s’établissant qu’au fur et à mesure, pas à pas. Les inévitables problèmes techniques que je rencontre en écrivant, je m’y confronte d’une manière très largement instinctive. Les idées musicales qui me viennent, je les ressens plus comme des personnages de roman ou de théâtre que comme des processus techniques que je mettrais en application dans une œuvre. Et là je pense à Debussy qui disait : « Dans toute œuvre musicale véritable, il y a une loi. Mais ce n’est pas avec cela qu’on commence. »
Quelles critiques ou quels retours vous a-t-on faits sur votre musique qui vous ont frappé ?
MD : Lors de la création de mon quatuor à cordes à l’Institut Français de Londres par le Lyric Quartet en 1993, le bulletin de l’Institut, The Music Box, a publié le témoignage d’un auditeur qui se concluait ainsi : « En présentant son œuvre, Maurice Delaistier a déclaré que tout commençait pour lui par un son qu’il entendait à l’intérieur. Je voulais juste lui dire que, plusieurs heures après le concert, au beau milieu des embouteillages d’Earl’s Court Road sous la pluie, ce son, je l’entends encore ».
Cela m’a touché.
D’autre part, après l’écoute de ma pièce Exil, pour 7 instruments, André Boucourechliev a écrit : « Il y a là une grande liberté de langage et surtout un art poétique de l’inattendu dans lequel l’événement musical survient avec une étonnante fraîcheur ».
Au-delà du compliment, je dirais que ce propos est une flèche qui atteint sa cible tant il rejoint une préoccupation dont j’ai déjà beaucoup parlé dans cet entretien, à savoir la notion d’apparition.
Enfin Gérard Iglésia, compositeur et guitariste de grand talent, vieux frère de toujours, m’a dit cette chose étonnante : « Je sens qu’un jour tu feras une œuvre d’une beauté telle… qu’on aura peur ».
Le seul problème est qu’il n’a pas précisé quand cela arriverait…
Avez-vous en tête des projets d’œuvres qui vous tiennent à cœur sans être encore nécessairement des commandes ?
MD : Oui, il y en a notamment trois :
– Un concerto pour piano à l’intention d’Alice Ader, une musicienne d’une grande profondeur.
– Un deuxième quatuor à cordes.
– Une œuvre d’une certaine ampleur autour de la tradition yiddish, qui m’est chère.
S’agira-t-il d’un opératorio, d’un opéra- conte, d’une yiddish-cantate ?
L’avenir le dira…